LES CULTES RELATIFS à la foudre et leurs liens étroits avec ce que l'on pourrait nommer, non sans abus de langage, le "chamanisme andin", ont fait l'objet de nombreuses études universitaires. Ils constituent l'un des fondamentaux de la sacralité vivante des Andes amérindiennes. Avec le thème de la Pachamama adoptant souvent les traits de la Vierge Marie, la transformation presque immédiate d'Illapa, déité de la foudre, en Santiago (saint Jacques le Majeur) a servi comme modèle descriptif du syncrétisme local chez la plupart des spécialistes. Le néo-chamanisme se réclamant du topos andin fait pourtant peu cas de cet héritage essentiel. Les lieux de pèlerinage réellement "chamaniques" tels que Qoylloriti ou Bombori sont désertés par les touristes de l'ésotérisme qui préfèrent fantasmer sur les Incas à Machu Picchu, installés dans les guest houses confortables, plutôt qu'affronter la rudesse des sanctuaires réels du "chamanisme" andin. Globalement anti-chrétiens, les nouveaux chamanes se privent donc de l'évident vocabulaire commun catholique qui leur permettrait de communiquer avec les praticiens locaux, le plus souvent "pagano-catholiques" et "chamanes". Ils se tourneront donc systématiquement vers des praticiens pour touristes avec lesquels ils développeront un autre vocabulaire, celui des pseudo-sciences et de la spiritualité mondialisée du New Age. Quoi qu'il en soit, les cultes de la foudre et de Saint Jacques sont très largement répandus, non seulement dans les Andes, mais aussi dans toute l'Amérique Latine, et notamment au Mexique, toujours associés aux pratiques chamanisantes les plus vivantes et enracinées. Dans cette première partie, je vais tout d'abord présenter Saint Jacques dans le vieux continent, décrire brièvement le rôle de la foudre et d'Illapa dans les Andes précolombiennes, avant de montrer dans la suite à venir de quelle manière l'action de la foudre est en réalité une métaphore de l'initiation évoquant certaines opérativités chamaniques relatives aux états modifiés de la conscience.
Fils du Tonnerre
Les Évangiles présentent plusieurs Jacques (Jacob en hébreu), disciples du Christ. Le premier est Jacques le Mineur, fils d'Alphée. Vient ensuite Jacques le Juste, frère ou cousin de Jésus qui eut en charge la communauté de Jérusalem. Celui qui nous intéresse ici est Jacques le Majeur, frère ainé de Saint Jean l'évangéliste le "disciple préféré". Ces deux frères sont les fils de Zébédée et de Marie Salomé. Jésus les renomme Boanergès, qui signifie "fils du tonnerre" d'après Mc 3:17. Ils sont disciples de Jean Baptiste avant de suivre le Christ. On note que Jacques et Jean ont un statut particulier parmi les apôtres. Par l'intermédiaire de leur mère, ils demandent à siéger à droite et à gauche du Christ glorifié, suscitant l'indignation des autres disciples (Mt 20:20-26). Ils ont le pouvoir de faire tomber la foudre (Lc 9:54). Ils sont, avec l'apôtre Pierre, parmi les plus intimes du Seigneur. Cités en premier dans la liste des douze apôtres (Mc 3:16-17), Pierre, Jacques et Jean sont appelés ensemble dès le début sur les rives du lac de Tibériade (Lc 5:1-11). Ils assistent ensemble à la résurrection de la fille de Jaïre qui doit être tenue secrète (Mc 5:21-43, Lc 8:40-56, Mt 9:18-26). Jésus les prend tous trois à part comme témoins de sa Transfiguration (Lc 9:28-36, Mc 9:2-13, Mt 17:1-9). Ils assistent de même à la prière d'agonie de Jésus au Mont des Oliviers, loin des autres disciples (Lc 22:39-46, Mc 14:32-40, Mt 26:36-44). Jacques est le premier martyr parmi les apôtres, décapité entre 41 et 44 sur l'ordre d'Hérode Agrippa (Ac 12:2). Selon une tradition apostolique que l'on retrouve également dans La Divine Comédie de Dante, Pierre (foi), Jacques (espérance) et Jean (charité) représentent les trois vertus théologales (Paradis, chants 24-26). Trois lieux spécifient leur mission et leur charisme. Pierre est en charge de l'église et de la formulation du dogme, Jean se réserve pour les monastères et la vie contemplative tandis que Jacques agit dans le monde où il incarne les œuvres et la "mise en pratique", sur lesquelles insiste d'ailleurs fortement le chapitre 2 de la courte épître éponyme. Mais en quelque sorte, Jacques est à Jean ce que Marthe est à Marie (Voir Lc 10:38-42 à la lumière du Sermon 86 de maître Eckhart).
Dans le cadre de la légende dorée faisant de Jacques le Majeur le Saint Patron de l'Espagne, nous pouvons dégager deux archétypes dont le premier est celui du Saint Jacques pèlerin. Après la mort de Jésus, au cours d'un séjour d'environ quatre années, Saint Jacques aurait sans grand succès essayé d'évangéliser l'Espagne. Alors même que Marie mère de Jésus était encore de ce monde, Jacques fut témoin d'une apparition de celle-ci à Saragosse, debout sur une colonne. Ce serait là l'origine de la Vierge du Pilier (Virgen del Pilar), la Patronne d'Espagne. Jacques laissa deux disciples en Espagne avant de retourner en Orient. De retour en Judée, il y fut décapité, non sans avoir converti le magicien Hermogène par le pouvoir de son "manteau'. Selon la tradition, son corps fut envoyé en Espagne pour être enseveli en Galice, sur un lieu autrefois consacré à Jupiter. Une dédicace à Jupiter porteur de la foudre apparaît d'ailleurs sur l'un des piliers du transept sud de la cathédrale. Dès que le corps du saint fut déposé, il creusa la pierre pour former un sarcophage. Le tombeau fut redécouvert au IXème siècle et c'est ainsi que naquit le pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle et toute l'iconographie du Saint Jacques pèlerin que nous connaissons.
Santiago Matamore
C'est surtout l'archétype du Saint Jacques équestre et guerrier qui va voyager vers l'Amérique du Sud pour devenir une sorte de patron des "chamanes" et des guérisseurs. Il se forge suite à l'apparition de Saint Jacques lors de la bataille entre chrétiens et maures qui eut lieu à Clavijo en 844. Saint Jacques y devient le champion des chrétiens contre les musulmans sous le nom de Santiago Matamoros (Saint Jacques tueur de Maures). Désormais, on comptera pas moins de 13 apparitions de Saint Jacques lors de batailles opposant les chrétiens à leurs ennemis. Au XIème siècle sera créé l'Ordre de Saint Jacques de l'Épée pour protéger les pèlerins de Compostelle contre les attaques musulmanes. Le Saint Jacques matamore est représenté dans l'iconographie comme un puissant guerrier monté sur un cheval blanc piétinant l'ennemi. Il apparaît dans le ciel, brandissant son épée et tenant l'étendard de l'ordre. Entendant le tonnerre, la soldatesque prend l'habitude de dire que c'est le cheval de Santiago qui galope dans le ciel. On se lance dans la bataille, on arme l'arquebuse et tire l'épée au cri de Santiago.
Des remparts en forme d'éclairs
C'est sans doute ce que remarqueront en premier les indiens. Ces espagnols aux armures étincelantes montés sur d'étranges créatures aux galops de tonnerre, équipés d'armes bruyantes d'où s'échappent balles et éclairs, rappellent fortement aux indiens leurs propres déités et en particulier Illapa, au point d'ailleurs que l'arquebuse ou l'artillerie sera appelée illapa en langue quechua. Cet être magique semble n'être devenu une déité guerrière que tardivement, suite à la chute de l'empire Wari-Tiwanaku. Dans l'Empire Inca, l'image d'Illapa accompagne l'Inca lors de ses expéditions de conquête. Bernabé Cobo le décrit ainsi en 1653 : « Ils imaginaient qu'il s'agissait d'un homme qui était dans le ciel, dont le corps était formé d'étoiles et qui, dans la main gauche, tenait une massue et dans la main droite une fronde, il était vêtu de vêtements éclatants qui lui donnaient cette brillance de l'éclair lorsqu'il s'apprêtait à tirer de sa fronde, et le claquement qu'elle faisait causait le tonnerre, et il se produisait lorsqu'il voulait qu'il pleuve ». Bien entendu, les chroniqueurs ne manqueront pas de mentionner l'apparition de Saint Jacques dans le ciel lors de batailles importantes contre les indiens. Manco Inca entreprend de libérer Cusco de l'envahisseur espagnol en 1536. Les espagnols se trouvent alors en très grande difficulté, rassemblés à Suntur wasi (la place d'armes) et cernés de toutes parts. Une tempête soudaine inverse alors la situation. Garcilaso Inca rapporte que la Vierge Marie apparaît dans le ciel, accompagnée du Miles Christi (soldat du Christ), Saint Jacques monté sur son destrier blanc. Pour Guamán Poma de Ayala, ce n'est pas sur la place d'armes de Cusco que ce miracle eut lieu mais à Sacsayhuamán où les murailles sont en forme d'éclairs.
Le miracle de Suntur Wasi.
Ainsi, de Matamore « tueur de maures », Santiago va devenir Mataindios, « tueur d'indiens». Les indiens adopteront cette figure pourtant contraire en suivant la logique déjà à l'œuvre au début du manuscrit de Huarochiri où un dieu se substitue à un autre suite à un combat. Le dieu vainqueur est celui que l'on s'approprie au détriment du vaincu car il est le plus fort. Mais le dieu vaincu ici ne meurt pas, car tous ses attributs sont transférés au nouvel arrivant, Santiago, qui va hériter de ce fait de caractères jusqu'alors réservés à Illapa. L'important patrimoine religieux indien relatif au tonnerre, à la foudre et à l'éclair va donc survivre grâce à cette substitution. Pour comprendre réellement les nouveaux attributs de Santiago, saint catholique devenu déité indienne, il nous faut maintenant évoquer quelque peu le sens et les cultes de Illapa dans le monde précolombien.
Salvador Dali : Saint Jacques le Majeur
Illapa (prononcer y-ya-pa) est un être sacré andin qui couvrit la zone comprise entre Cusco et Potosi, c'est-à-dire le sud du Pérou et le secteur occidental de la Bolivie. De formes très variées, serpent zigzaguant ou félin volant, il reçut un culte dans les Andes centrales sous les noms de Libiac, Yaro et Catequil. D'après Guaman Poma on l'appela aussi Cacha, onomatopée évoquant le fracas de la foudre, ou encore Curi. Kauffmann Doig note qu'Illapa porta des noms régionaux différents tels que Yaro, Libiac,
Catequil, Pariacaca, Chuquilla et autres, ce qui reflète l'extension considérable et la diversité de son culte. Interpréter chacun de ces noms comme autant d'entités différentes équivaudrait à gonfler artificiellement la liste des déités andines car il s'agit bien du même être. Il annonce et régule les pluies, ce qui fait de lui un symbole majeur de fertilité. Illapa est l'héritier quechua du Tunupa de la culture tiwanaku-aymara de la zone du Collao, beaucoup plus ancien. C'est très probablement lui que l'on voit sur la "porte du Soleil de Tiwanaku". Selon Gisbert, après la substitution de celui-ci par Viracocha, l'aspect igné de Tunupa et son caractère de déité terrible fut singularisé et personnalisé comme Illapa. D'après Cobo et Garcilaso, Illapa est trinitaire : tonnerre, foudre, éclair. C'est une trinité semblable que l'on retrouve chez les kallawaya comme Khona ( ou Chuquilla ), Khejo ( ou Illapa ) et Lliphi Lliphi, souvent christianisée dans le monde andin comme Tata Santiago, Tata San Gerónimo et Tata San Felipe.
Illa ou amulette kallawaya (sepja) de Santiago
Le nom même d'Illapa nous livre aussi son lot d'informations. Apa en quechua signifie "charger", "porter" ; apay veut dire "transporter". Mais porter et transporter quoi ? La réponse est : Illa. Dans un célèbre chapitre de son magique roman, Les fleuves profonds, José María Arguedas écrit : « Illa désigne certaines espèces de lumière et les monstres nés blessés par les rayons de lune. Illa est un enfant à deux têtes ou un veau qui naît décapité ; ou un rocher géant, tout noir
et luisant, dont la surface serait traversée par une large veine de roche blanche, de lumière opaque ; est
Illa également un épi dont les rangées de maïs se croisent ou forment des tourbillons ; Illa sont les taureaux mythiques qui habitent le fond des lacs solitaires, les hautes lagunes entourées de roseaux,
peuplées de canards noirs. Toutes les Illas provoquent le bien ou le mal, mais toujours au plus haut degré.
Toucher une illa et mourir ou ressusciter, c'est possible ». L'auteur donne plus loin un sens à cet ensemble disparate : le flash primordial et l'énergie de la lumière originelle est ce qui organise cette confuse série. Illa est « la propagation de la lumière non solaire […], la clarté, l'éclair, la foudre, toute lumière vibrante ». L'étincelante voie lactée est dans les Andes le chemin d'Illapa devenu celui de Saint Jacques. Étoile ou cailloux, on peut qualifier de Illa tout ce qui possède une lumière propre, une singularité fascinante. Pour désigner la déité présidant à ces phénomènes variés, on trouve chez les aymara la variante Illapu, qui signifie "lumière" (illa) et "rang supérieur" ou "énergie de la plus haute hiérarchie" (apu). L'esprit d'une montagne est appelé apu et certaines montagnes sacrées boliviennes portent dans leur nom le terme illa, comme la montagne Illampu ou la montagne Illimani aux brillantes neiges. On peut donc traduire le Illapu aymara comme étant "la lumière de haut rang".
Misterio kallawaya représentant le Rayu
Il faut cependant se garder de n'attribuer à Illapa qu'un sens céleste car cette déité possède également un très important sens chtonien qui la relie aux cultes miniers et au cycle des métaux. Les taureaux mythiques qu'évoque Arguedas sont des créatures souterraines relevant de la qualité illa parce qu'ils sont les gardiens des mines de métaux et de pierres précieuses. La foudre n'est pas seulement descendante mais ascendante. Elle jaillit également des volcans et des profondeurs. Lorsqu'elle tombe, elle ne s'arrête pas à la surface du sol mais le pénètre en profondeur, créant des ouvertures vers le monde d'en-bas appelées ushnu. Là, elle fertilise et féconde tout ce qu'elle touche, créant de nouveaux filons de métaux et de pierre précieuses, de même nature que le resplendissement des éclairs. On sait que Jupiter dans les hauteurs tient dans sa main le foudre, mais on oublie en effet trop vite que celui-ci a été forgé pour lui dans les profondeurs par Vulcain. Ainsi Illapa relie-t-il les mondes par la foudre. Les 'chamanes' et opérateurs qu'il désigne en les frappant ne sont d'ailleurs pas cantonnés au seul monde d'en-haut. Santiago a ses spécialistes du altogloria ou monde d'en-haut, mais aussi des experts du ukugloria ou monde d'en-bas. Chez les indiens, il cesse d'être un saint tel que nous autres l'entendons et comporte parfois des aspects vengeurs, jaloux et mauvais, voire même diaboliques, selon les mondes où il opère et les spécialistes qui le sollicitent. Il faut donc être prudent quant au vocabulaire commun catholique car celui-ci peut recouvrir des conceptions totalement différentes de ce qu'un catholique en comprend.
On qualifie aussi de illa tout ce qui comporte une anomalie. Les patates difformes, les pierres bezoards, les épis de maïs étrangement conformés, les personnes naissant avec un bec de lièvre ou autre bizarrerie de la nature ont été touchées par la foudre. Celle-ci provoque une fracture et une division lorsqu'elle frappe. Ainsi, la porte dite du Soleil à Tiwanaku est doublement sacrée du fait qu'un éclair l'a brisée en deux. On considère de même que les jumeaux sont des fils du tonnerre en ce qu'ils ont été divisés dans le sein de la mère par la foudre. L'un d'entre eux sera donc désigné pour servir Santiago comme "chamane".
Chiuchi recado de Santiago
Toutes les amulettes utilisées par les chamanes andins sont qualifiées de illas. Sur les tables (mesas) cérémonielles et dans les rituels andins ne manque jamais la déité de la foudre sous son nom chrétien de Santiago ou plus simplement Rayu, forme quechuisée et aymaraisée de l'espagnol "rayo", la "foudre". On ajoute pour cela aux ingrédients de la cérémonie une petite plaque en sucre et en chaux (notez l'opposition) appelée misterio. S'y trouve représenté Santiago lui-même sur son cheval ou plus simplement le zigzag de l'éclair. Pour être certain d'être entendu de Santiago, le kallawaya complètera ce dispositif par une très petite figurine de plomb d'environ 1 cm de haut (chiuchi recado ou "petit attirail") représentant le saint.
Chez Don Juanito
Aysiri et kallawaya se rendent régulièrement en pèlerinage sur les lieux jacquaires et s'y procurent des images et des statues de Santiago qu'ils feront bénir par le prêtre avant de les consacrer eux-mêmes par des offrandes d'alcool, de tabac et de feuilles de coca. Ces objets de dévotion orneront leur cabinet de travail et leur maison. Ils constitueront autant d'éléments participant activement au dispositif cérémoniel. Dans ce reportage, Grover, mon frère kallawaya, montre mes photographies et évoque (minute 3' 28") sa dévotion envers Santiago. De Guaqui près de Tiwanaku à Bombori dans la province de Potosi, j'ai participé plusieurs fois avec lui aux éprouvantes pérégrinations de Santiaku et possède plusieurs représentations du saint utiles aux travaux de guérison. Parce qu'il hérite d'Illapa, Santiago est une figure majeure des pratiques chamaniques andines. Comme nous le verrons dans la seconde partie de cette étude, c'est en réalité lui qui fait les "chamanes" et les choisit.
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