samedi 20 août 2011

RÉBELLIONS COMPENSATRICES


Nous naviguons sur l'onde quantique en cherchant parfois à découvrir notre vérité dans le chaos. Nous sommes (ou voulons être) rebelles aux apparences données, aux vérites toutes faites, mais nous restons toujours un peu courts quant à nos prétentions.

La vérité que nous avons cru découvrir dans de nouveaux courants de pensée a rapidement été récupérée et cooptée par les représentants de la stabilité socio-économique. C'est pourquoi, selon l'Agent 222, le seul moyen d'échapper au contrôle est de ne revendiquer aucun “isme” ni mode. Les spécialistes en marketing connaissent déjà nos goûts mieux que nous-mêmes et ciblent les nouveaux besoins des rebelles et asociaux que nous sommes. Quel genre de livre, de veste, de musique, de boite, de look ? Même là où nous pensons être original, nous sommes standardisé par l'étiquette que nous revendiquons. Les études marketing se contentent donc d'ajouter de nouveaux segments de marché et de nouveaux départements pour ces nouveaux clients du monde hypnotisé : département gothique, département punk, département chaote, département non-duel. Autour du “isme” déclaré, un marché s'organise. Nous prétendons aller à l'extrême et trouver une liberté au-delà des limites, de l'habituel, du tout fait, mais nous finissons par nous transformer en clowns, en acteurs d'un autre chapitre de cette série en spirale qui ne finit jamais. Foucault l'avait déjà remarqué : tous les contre-pouvoirs font partie du dispositif de pouvoir. Comme l'angoisse que produit ce mirage est puissante et que nous croyons qu'il n'y a pas d'autre réponse possible, parce que nous ne savons plus où la trouver, parce que désormais nous n'avons plus les clés, nous transformons toutes nos faussetés en scenari. Rebelle le week-end, nous voici le lundi de retour au travail, plus que jamais respectueux envers les choses que nous dénonçons par ailleurs. Nos 'moi' multiples, où notre rébellion est la compensation virtuelle du mode de vie ordinaire. Nos apologies de la liberté ne nous empêchent pas d'aimer follement nos prisons. Qui est réellement libre ? Celui qui singe la “liberté” sur internet ou l'homme et la femme qui sans mot dire ont poursuivi l'aventure ? Nos vies réelles et nos schizophrénies parlent pour nous ; le messager est rarement conforme au message qu'il délivre.

Il y a donc les aspects normaux et habituels de la vie et il y a les secteurs plus extrêmes, créatifs, libérés, communiquant le sentiment d'un lâcher-prise. Ceci répond-il à la base de ce que nous sommes ? C'est pourtant là que beaucoup ont planté leur bannière et reconnaissent leur espace de commodité. Nous n'avons jamais été vraiment intéressé par la question de fond, nous sommes trop distrait. Nous n'entrevoyons pas la fissure “entre les mondes”, la fracture dans la Matrix. Nous nous efforçons plutôt de nous préserver, choisissant le compromis d'un temps partiel d'insoumission, l'illusion du spectacle ou l'image du rebelle. Un personnage virtuel. Ici finit toute recherche autre qu'intellectuelle, toute transformation, rébellion ou intuition vraie. Il suffit donc de se brancher et de s'alimenter au sérum symbolique de sa propre croyance, de son univers descriptif personnel : je suis un rebelle dans la modernité, je suis ceci, je suis cela, je suis comme ça, ou du moins je n'ai qu'à le prétendre pour me mettre à y croire et le faire croire. Toute une série de petits objets de référence dans lesquels le jeu de l'identité s'emboite, pour continuer d'être pareil.

Comment aller plus loin, sortir du superficiel ? Il semble ne pas y avoir d'autre option que commencer par se mentir. C'est le point de départ où la voie nous surprend, n'est-ce pas ? Si comme dans Fight Club j'essaie de me calmer, je le fais sur des bases illusoires et me reconnais en train de me satisfaire d'une torpeur mentale, d'une sorte de fuite spirituelle (inhibitoire). Si au contraire je tente de lâcher cette torpeur, je deviens extrême et tombe dans la compulsion (exitatoire). Mais cette contradiction et incomplétude de ma voie est très importante, c'est l'espace de reconnaissance de “mes histoires”, celui où je me flaire “entre les lignes”. C'est aussi le pistage et la traque qui n'est rien de ce qui est donné, à condition que je me rende compte de la situation ambigüe où je me trouve. Si l'on peut tolérer cet espace “entre les mondes” et que l'on continue à vivre tout en palpant la vibration de fond, cela produit des fruits. On découvre un lien personnel avec la structure holographique et du tréfonds de la confusion, les portes s'ouvrent sur la clarté du simple fait qu'on cesse de prétendre être ceci ou cela. Dans le cas contraire, la mécanique bien huilée et routinière continue de tourner à vide sans créativité réelle, se nourrissant de traduction et de copier-coller.

La réponse est là, ici même, bouillonnante dans sa pulsation, au-delà de tout concept et toute référence possible. Mais elle est totalement irréductible à la “légende personnelle” qu'on s'attache à construire, que ce soit l'ordinaire ou la rebelle, l'ésotérique ou la profane, l'aliénée ou la suradaptée, la virtuelle ou l'IRL. Rien de cette légende ne peut toucher la réponse transformatrice sans un moment de lucidité. Tellement rien qu'il est nécessaire de requestionner fréquemment notre alliance fondamentale, ou comme disent les bouddhistes, le lieu où nous “prenons refuge”. Observons où se situe notre appui de base. Où est notre promesse, notre ultime espérance ? C'est là qu'il est important d'être honnête crûment : flairer sa propre vie, palper, sentir la vibration présente, claire et précise du fond ; tout point d'appui conditionné n'est que la base d'une infinie illusion, laquelle nous conduit à la désillusion et la souffrance. Le même roman, le même cercle, le même processus, infiniment, jour après jour, étiquette après étiquette, répétitif jusque dans son humour et ses peines. Jusqu'à ce que nous ayons l'intuition de l'axe de cette folie. Cela requiert une sincérité dont nous sommes incapable le plus souvent, puisque dans ce contexte de l'image, même la sincérité est jouée. Où se situe notre “refuge” et jusqu'où sommes-nous disposé à aller ? Dans le bouddhisme essentiel (non pas la religion externe mais son mysticisme radical) il est dit que la découverte de notre nature véritable nous conduit “au-delà de l'espoir et de la peur”. Il est important de nous rendre compte que nous ne sommes pas du tout disposé à laisser partir les espérances et les peurs auxquelles nous sommes très attaché. Bien sûr que ça fait bien de prétendre que nous sommes prêt à aller au-delà mais ce n'est pas si simple et c'est pourquoi nous continuons de jouer au rebelle.

La vie même est une réponse puissante et claire à tout cela, une clé. On ne saurait être dupe de cette masse inerme de nullité schizophrénique. Pour découvrir et devenir cette vie que nous sommes, nous n'avons pas besoin de nous affirmer dans une fiction de rébellion, ou dans tout autre bastion d'identité illusoire. Que ce soit inutile est plutôt une bonne nouvelle. Que nous en ayons relativement et temporairement besoin, soit ; c'est là où nous en sommes. Mais le piège dont je parle est celui qui consiste à parier sur les étiquettes, tout en croyant réellement que nous allons ou sommes au-delà. Oui, bien sûr, au-delà de certaines conventions, c'est possible. Mais quand dépassons-nous nos limites fondamentales ? Jouer au rebelle est divertissant, en tous cas plus que la surnormalité ; c'est aussi le piège parfait où tout se met à stagner dans une fausse identité. Comme tous les jeux qui sont seulement ceci : des distractions temporaires et compensatrices, jusqu'à ce que la dure réalité nous tape sur la gueule. A quel moment de ce devenir fictif avons-nous l'intuition du jeu, de sa tricherie impuissante à nous faire avancer ? On peut se répéter que “ça marche” pendant un certain temps, mais cet argument reste le cache-misère d'une malhonnêteté de fond qui correspond en même temps à un besoin.

La clé qui consiste à ne plus se mentir est ici, maintenant même ; elle est la base de ce que nous sommes, de toutes nos expériences et pensées, et même de l'ignorance et des “histoires” qui la déjouent sans cesse. Mais pouvons-nous la reconnaître et mettre fin à l'histoire ? Reconnaître ceci, notre vérité au-delà de toute condition non pas métaphysique, mais dans une réddition à la vie échappant à la description. Tout le reste n'est que variation de la même ignorance qui conduit nécessairement au même point. Et peu importe qu'on désigne ces variations par des noms classiques, traditionnels ou postmodernes, puisque ce n'est pas elles, mais nous, qui passons au feu de la transformation.
Tout ceci est peut-être une manière de comprendre cet axiome de la Magie Inconnue, dont nous avons hérité en 1977. Il montre les limites des manipulations de croyance et des histoires qu'on se raconte, même au plan magique. Il est vrai que l'on confond souvent le fait de croire avec celui de se raconter des histoires, mais la foi n'est pas la méthode Coué : c'est “le poids de l'âme à ce que l'on sait” disait Lanza del Vasto.

Il existe une différence entre parcourir le chemin et se faire croire qu'on le parcourt. Si l'on rêve seulement qu'on le parcourt, l'imagination cesse d'être une imaginatio vera pour n'être plus qu'un instrument de compensation de nos misères. Très souvent par exemple, nous reprenons à notre compte des enseignements émis à partir d'états de conscience qui n'ont rien de commun avec les nôtres. Nous affirmons l'indistinction du samsara et du nirvana, nous parlons d'amour universel, nous disons que tout est Un ou que tout est illusion, qu'importe. Mais nous nous mentons souvent à nous-même en reproduisant ces propos. Parmi ceux qui déclarent que tout est illusion et se répètent sans cesse que la cuillère n'existe pas, combien parviennent à la tordre ? Combien, parmi ceux qui assurent que la réalité peut être manipulée par le psychisme tant elle est subjective, parviennent effectivement à altérer et orienter cette réalité ?

Il en est de même quant au fait de vivre au-delà de l'espoir et de la peur. C'est très relatif, lorsque l'on n'engage sur la voie qu'un petit 'moi' de nous, au lieu d'y entrer tout entier. C'est une manière de se faire croire que l'on croit en ce qu'on ne croit pas. Une manière de croire que l'on fait ce qu'en réalité on ne fait pas.

Trungpa disait : “La mauvaise nouvelle, c'est que vous êtes en train de tomber dans le vide sans rien où vous accrocher, sans même un parachute. La bonne nouvelle, c'est qu'il n'existe aucun sol”. Mais contrairement à nos contemporains, ce maître tibétain parfaitement au courant des retournements de retournements de retournements du matérialisme spirituel, donnait les moyens à ses élèves de palper cette absence de sol par la méditation et les situations d'enseignement elles-mêmes.

Il est inutile de se répéter que le sol n'existe pas quand on est fermement convaincu de sa solidité. Cela conduit au mieux à s'illusionner et au pire à s'écraser.

La croyance en la deuxième corde

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Extraordinaire. Après la lecture de ce texte, j'ai un mélange de honte et de soulagement. Merci