
La semaine dernière, doña Claudia a souhaité que j'effectue certains travaux pour elle. Ce qui pourra sembler curieux aux lecteurs, c'est que des médecins kallawaya puissent s'occuper de réaliser des opérations magiques de ce genre. C'est cependant très fréquent. Dans la vision holistique de la cosmovision kallawaya, le concept de “santé” est très étendu et ne se limite pas à l'état physique et psychique de la personne humaine, isolée de son environnement. Il concerne tous les aspects de la vie : la santé proprement dite, mais aussi la vie sociale, le travail, la famille, l'entourage... Tout ceci étant perçu comme un ensemble devant fonctionner selon un équilibre global, appelé
santé. De sorte que célébrer un rituel pour la bonne marche d'un commerce ou l'abondance d'une récolte est également considéré comme un rituel de guérison, une
curación. Le problème de doña Claudia est qu'elle ne se sent pas à l'aise dans l'une de ses agences, située dans la galerie de la Peña Huari. Les clients glissent souvent devant l'entrée et tombent, la clef se casse parfois dans la serrure, l'atmosphère est lourde et Claudia ne vient jamais dans ces locaux sans une certaines appréhension. Le fait serait dû à l'ancienne locataire des lieux qui se serait sentie évincée et trahie par l'arrivée de doña Claudia et émettrait à son encontre toutes sortes de mauvaises ondes, chargées de jalousie. Dans les Andes, la jalousie est considérée comme une magie noire active à l'encontre de son objet.

Je décide donc de purifier les lieux par une
mesa negra, un rituel secret kallawaya demandant un certain niveau d'expertise et dont les lecteurs de ce blog apprécieront quelques images. A ma connaissance et à ce jour, seule
Ina Rösing en a produit quelques clichés parcimonieux. C'est que le pouvoir de nuisance de la
mesa negra kallawaya est redouté dans tout le monde andin. Cependant, s'il existe des chamans qui utilisent ce rituel de façon mal intentionnée, la fin première d'une
mesa negra -
yana mesa en quechua - est avant tout de soigner, raison pour laquelle on qualifie cette pratique singulière de
curación negra ou
guérison noire. Pour comprendre la particularité de la
mesa negra et sa raison d'être, il suffit d'en assimiler la logique d'opération qui repose sur le pouvoir des inversions, thème faisant l'objet d'une véritable science dans le monde andin. Ainsi, si la
mesa blanca –
yuraj mesa en quechua - est considérée comme une opération POUR quelque chose, la
mesa negra est quant à elle une opération CONTRE. Il peut effectivement s'agir d'une magie noire lorsque le chaman agit CONTRE quelqu'un, avec la claire intention de le tuer. Mais quand le rituel est effectué CONTRE un mal quelconque, afin de repousser loin du patient des influences contraires à sa santé, il s'agit alors de la guérison noire ou
curación negra, au sens strict du terme.

Bien entendu, toutes les opérations de la
mesa negra sont des inversions de la
mesa blanca. On travaille de nuit et contrairement à la
mesa blanca, les regards extérieurs portés sur le rituel sont considérés comme une intrusion. Il faut donc se cacher et ne pas être vu, ne pas revenir par le même chemin qu'on a pris pour venir. On utilise la laine noire du lama au lieu de la blanche, on construit la mesa avec la main gauche plutôt que la droite et au lieu de la brûler, on la confie à la rivière qui en emporte le poison, ou on l'enterre à une croisée de chemins. Sa célébration a lieu aux jours néfastes, mardi ou vendredi. On attache autour du cou, des poignets et des chevilles du patient, un cordon tissé à l'envers, que l'on brisera ensuite avec fracas. On consomme la coca en plaçant la boule machée dans la joue gauche. On fume avec la main gauche des cigarettes sans filtre, que l'on prend soin d'allumer à l'envers, marque de la cigarette orientée vers l'extérieur. Ina Rösing signale que certains kallawaya utilisent même le Notre-Père en quechua, récité à l'envers (1). Il ne faut voir-là ni satanisme ni volonté de transgression, mais seulement une utilisation positive de la symbolique de l'inversion, très riche dans cette région du monde, puisqu'on la retrouve même sur la cote nord du Pérou dans la culture mochica et son étrange magie sexuelle (2). Rappelons d'ailleurs que même le
Pachacuti ou
retournement du temps, qui est une guérison et un rétablissement cosmique, repose sur l'inversion d'une inversion.

Le lendemain de la
mesa negra, doña Claudia m'annonce qu'elle a vendu quinze billets d'avion dans la journée, ce qui n'était encore jamais arrivé, dit-elle. C'est de très bon augure pour la suite et je poursuis l'aide apportée à ma patiente par une
mesa blanca, une
yuraj mesa, rituel déjà abondamment commenté et illustré sur ce blog et sur celui du
Maestro Grover.

Après avoir préparé la
mesa blanca, dans une ambiance festive et euphorique je sors à l'extérieur et trace le
camino de hormigas, le
chemin des fourmis. J'utilise à cette fin de la terre de fourmilière, achetée au marché des sorcières. Je la sème depuis l'extérieur, jusqu'à l'intérieur de l'agence, sur les sièges où vont s'asseoir les clients. J'en verse aussi sur la
mesa blanca.

Les fourmis, ce sont bien sûr les clients. Mais ce sont aussi les richesses en général. Nombre de
masques de carnaval représentant le Tío, maître cornu des mines, du sexe et des richesses, amant secret de la Pachamama, ont des visages de foumis, insectes qui ont en commun avec ce dieu andin le fait de demeurer sous terre (3).

La cérémonie se termine comme à l'habitude en milieu urbain. On sort le
brasero et on brûle la
mesa, en prenant soin que tous les ingrédients soient consumés et que la cendre finale soit bien blanche. Les services de ce genre ne sont jamais gratuits. “
La gratuité est une insulte faite au Tío” m'a dit un jour don
Victor Bustillos, alors que je lui annonçais avoir fait un rituel sans être rémunéré. Ce genre de gratuité contrevient gravement au principe de réciprocité ou
ayni, l'un des pivots de la cosmovision andine (4). Une
petite video sur youtube compare la conception spirituelle occidentale de
donner sans retour avec le principe de l'
ayni. Il est clair que c'est un facteur de déséquilibre et un échec cuisant au plan psychologique. Cela implique que le service rendu est sans valeur, ou que le bénéficiaire n'est pas disposé à donner pour construire la relation. Contrairement à ce qu'on imagine, les gens habitués à recevoir gratuitement ne deviennent pas généreux mais profondément égoïstes, irrespectueux et infantiles. On le constate souvent lorsque certains voyageurs occidentaux - qui disent pourtant connaître le chamanisme - sollicitent les services des kallawaya. On trouve que l'excellence de leurs savoirs coûte trop cher, on exige des remises comme au super-marché, on marchande les produits de l'offrande aux dieux sans hésiter à réviser la qualité à la baisse. On ne traite pas les dieux ainsi et cet état d'esprit est peu auspicieux. Même la Pachamama exige de nous une généreuse réciprocité (5), ce que les boliviens comprennent parfaitement, eux qui tout en étant moins riches que nous, investissent des fortunes dans les rituels. Au-delà d'une exploitation purement commerciale de cette règle de l'
ayni ou réciprocité, il s'agit d'un principe créateur de valeurs et de relations vraies. C'est une compréhension holistique de l'économie universelle, du vivre ensemble dans la maison cosmique. Le
site français de Dominique Temple éclaire particulièrement bien cette conception de la réciprocité, ainsi que le
quiproquo historique et le déséquilibre qu'elle engendra dès le départ, lorsque la mentalité occidentale rencontra la logique indigène (6). C'est plus qu'une affaire de profit, d'échange et de commerce. Les indigènes ne fonctionnent pas selon le principe du
tout m'est dû, du
prendre sans donner, ou selon le régime chrétien mal compris de la
grâce. Ils visent la
justesse, la construction de relations équilibrées et harmonieuses. Et souvenons-nous de l'importance de la relationalité dans la cosmovision andine, représentée par la chacana. Si l'on prend quelque chose à la terre par exemple, on doit le compenser par une offrande réciproque. Cela crée la relation, l'équilibre, la chacana tissant les liens du monde, le réseau d'inter-relation. J'ai donc proposé à Claudia d'acheter elle-même tout le matériel rituelique. Je lui ai aussi demandé un grand sac de coca que j'ai offert aux kallawaya qui m'ont formé. Et enfin : un repas gastronomique bolivien pour Morgan et moi, dans un bon restaurant de La Paz.
NOTES
2 commentaires:
grand merci pour ce partage !
Bonjour "la que falta", aujourd'hui, c'est à mon tour de découvrir ton blog.
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