Il y a eu Freud, il y a eu Jung, et il y aura Ken Wilber, dit-on. Je découvre un article sur lui, plutôt catégorique et nerveux dans le ton mais soyons indulgent. On sait bien que la res cogitata du tiers-monde peut perdre légitimement son calme, là où son penseur exhibe une souveraine maîtrise conceptuelle, qui le confirme dans sa supériorité. Si toutefois j'avais dû écrire cet article moi-même, j'aurais au moins modéré le titre par une forme interrogative plutôt qu'affirmative : “Ken Wilber est-il aussi raciste que les nazis et le K.K.K. ?” Car en effet, je ne crois pas que les zones d'ombre soulignées par l'auteur soient volontaires de la part de Wilber. Elles sont un héritage fatal et inconscient.
Quoi qu'il en soit, ce texte est solidement argumenté et met l'accent sur des failles bien réelles de la prétendue philosophie intégrale, même si l'auteur considère que Wilber est un homme de l'extrême-droite américaine, dont le crypto-racisme est bel et bien conscient. Le modèle de spirale dynamique en huit étapes de Wilber, son darwinisme spirituel, sa vision grotesque de l'univers magique et symbolique propre au monde indigène, font que sa pensée ne passe pas du tout chez les intellectuels andins. Mais Wilber sait-il seulement qu'existent des “intellectuels indigènes”, peu fascinés, voire même franchement hostiles à l'extravagante construction de sa philosophie intégrale ? Ainsi, pour Wilber, le niveau pourpre, magico-animiste, présent dans les tribus éthniques, ne serait pas loin de constituer un niveau zéro de l'évolution spirituelle : “Pour Wilber les états de conscience des chamans (et en général les états de conscience des individus membres de tribus indigènes) ne sont que des états de conscience primitifs et inférieurs, préformels et pré-conventionnels”. Notre chroniqueur indigène caricature sans doute la position de Wilber, mais il est clair que la distinction pré-trans, pourtant si utile par les temps qui courent, en vient à sombrer parfois dans l'arrogance colonialiste et paternaliste, s'imaginant universelle et holistique.
Expédions tout d'abord les post-modernes. Selon Wilber, “vus à l'aune d'une conscience mondialocentrique et transpersonnelle, nous pouvons considérer les nazis et le Ku Klux Klan comme inférieurs”. C'est au moins une chose que ne peuvent pas soutenir les positions multiculturalistes post-modernes sans avoir à se contredire. Car dans la dogmatique post-moderne, toutes les cultures, y compris le nazisme, sont logiquement incommensurables. Souvenons-nous des thèses défendues par Lyotard dans Le différand où le post-modernisme, si intéressant quant à sa critique du rationalisme et du modernisme, finit par montrer de béantes limites. Lyotard y écrit que la confrontation entre un membre de la Gestapo et sa victime juive reste sans solution valorative, car il s'agit de deux discours distincts et incommensurables. Etant post-modernes, remarque-t-il, nous ne saurions légitimement recourir à l'autorité éthique d'aucun méta-récit pour émettre un jugement, de sorte qu'il n'est plus possible d'en appeler aux droits de l'homme ou aux droits des peuples pour dénoncer des atrocités telles qu'un génocide. Tout ce qui reste finalement au post-modernisme, c'est une contemplation de la réalité au moyen de paramètres esthético-consuméristes tels que le beau et le laid, l'agréable et le désagréable, le spectaculaire et le sans intérêt. On peut certes continuer à parler de “différences” culturelles, socio-économiques, religieuses, mais il n'y a soudain plus moyen de valoriser ces “différences” en termes de marginalisation, d'exploitation, d'oppression ou d'injustice, puisque dans le post-modernisme n'existe plus de méta-récits permettant ces étalonnages. Il y a des vérités plurielles, relatives, diluées ; et les valeurs éthiques se transforment en valeurs purement esthétiques et indifférentistes, comme on le voit partout de nos jours. Anything goes...
Wilber voit bien cette limite du post-modernisme et considère que son système de philosophie intégrale lui est supérieur, tant par sa cohérence que par son éthique. Mais ce qu'il ne remarque pas, c'est le racisme implicite à ses classements et l'insulte que cela représente pour les intéressés. Visiblement, les indigènes sont à ses yeux de simples abstractions et objets de pensée, des enfants qui ne sont que la res cogitata du Premier Monde dont la rationalité wilbertienne est issue. Certes, d'un point de vue mondiocentrique, les nazis et le K.K.K. qui incarnent des points de vue éthnocentriques, peuvent être considérés comme inférieurs. Mais les nazis et le K.K.K. ont en dessous d'eux des niveaux sur lesquels ils peuvent affirmer leur supériorité spirituelle et que Wilber qualifie de niveaux egocentriques. “Et qui sont, pour Wilber, les égocentriques ? Ce sont les peuples indigènes”. Nazis et KKK. font partie du niveau 4, niveau du mème bleu. Ce niveau est supérieur à celui où Wilber situe les indigènes, le niveau 2 ou mème pourpre. Voilà entérinée la supériorité évolutive des bourreaux sur les victimes. On croit rêver, tout comme il faut se pincer très fort lorsque Wilber et Beck affirment que le mème vert (niveau 6) du moi sensible, écologiste, égalitariste et anti-hiérarchique n'est exclusivement présent que dans la culture occidentale actuelle. Toute valorisation du monde indigène dans ce sens ne serait d'ailleurs pour Wilber que du pur romantisme.
Je ne saurais trop commenter ici ces classements rigides. Il me semble plus productif de souligner une fois de plus l'attitude de l'indigène qui, plein d'une santé qui nous fait défaut tant nous contemplons notre nombril intellectuel et technologique, est capable de remarquer très vite cet universalisme biaisé, en dénonçant les prétentions hégémoniques d'un point de vue strictement localisé. C'est un peu comme si nos penseurs occidentaux universalistes retombaient sans cesse dans la même erreur, à l'origine du grand nivèlement mondial. On convertit la particularité d'une philosophie (relativement à son contexte) en universalité et en supra-culturalité, chaque fois que cette philosophie est philosophie de l'universel. L'expression idéologique maximale de cette category mistake (Ryle) se retrouve dans l'équation hégélienne : ”la philosophie de l'absolu est la philosophie absolue”. En politique, le même phénomène s'exprime dans la dogmatique maçonnico-universaliste de l'Illustration. Pour les oreilles indigènes, qui n'ont pas de leçons d'humanisme ou de spiritualité à recevoir d'un grand frère, cette dogmatique bien intentionnée prend de suite un fort accent d'occidento-centrisme et de néo-colonialisme. Il est clair que la philosophie de Wilber n'échappe pas à ce défaut constitutif. Elle n'est ni intégrale ni mondiocentrée, mais seulement occidento-centrée dans tous les classements qu'elle propose. Cela, notre indigène - altérité radicale de notre occidentalité – était mieux placé pour le remarquer que n'importe quel non-dualiste ou universaliste fasciné par Wilber. Sans le regard interculturel de l'altérité, n'étant pas nous-mêmes indigènes, nous ne verrions rien de ces graves incohérences et continuerions sans doute de croire que nos idées intégrales sont universelles et belles, porteuses de lendemains qui chantent. Mais peut-il naître une universalité supra-culturelle véritable sans interculturalité ?
En amont de tout discours à la mode sur l'universalisme, le mono ou le multi-culturalisme, on pourrait donc recommander aux politiques aussi bien qu'aux spirituels de s'intéresser de plus près aux philosophies de l'interculturalité, plutôt que d'accuser par exemple de conservatisme toute critique des Lumières émanant de l'hémisphère sud. C'est nous qui sommes en retard sur ce que cette altérité nous propose et c'est bien normal, puisqu'il ne sort plus rien de neuf du vieux monde, darwiniste, conservateur et hautain dans son ensemble lorsqu'il s'agit d'apprécier l'évolution de l'autre à la lumière de son universalité.
“ La philosophie de l'interculturalité critique toute prétention absolutiste et universaliste de la philosophie occidentale comme un cas typique d'idéologisation : une conception déterminée du monde, surgie dans une culture particulière, est conçue et définie comme la conception universellement valable et véritable. Le but super et supra-culturel de la philosophie occidentale dans la théorie, se convertit en impérialisme et hégémonie économique et politique dans la pratique. Dans la modernité, cela donne l'équation que le processus de développement et de progrès coïncide avec le processus d'occidentalisation (J. Estermann, Filosofía andina, sabiduría indígena para un mundo nuevo, ISEAT, 2007, p.37).
On voit bien que Wilber est imprégné de ce défaut de fabrication, qui s’interprète comme universel mais confond supra-culturalité et super-culturalité. Le génie de Wilber ne peut en tous cas pas comprendre la lumière indigène. Il l'estime inférieure à celle des nazis et la mesure à partir d'un point de vue non pas universel, mais occidento-centré. C'est la raison pour laquelle l'auteur de l'article que je commente et complète classe la “philosophie intégrale” de Wilber dans le mème bleu, en compagnie des nazis, plutôt que dans le mème turquoise de la vision holistique. On retrouve ici la façon dont l'occident se voit, et celle dont il est vu dans de très nombreuses régions de l'hémisphère sud. “Le rationalisme de Wilber, le rôle excessivement prépondérant qu'il accorde à la raison comme base de l'éthique, de la spiritualité et de tous les aspects du développement humain, le conduisent à devenir énormément raciste”, conclut le chroniqueur de cet article enflammé et intuitif, qui nous ramène à la raison de la raison.
Quoi qu'il en soit, ce texte est solidement argumenté et met l'accent sur des failles bien réelles de la prétendue philosophie intégrale, même si l'auteur considère que Wilber est un homme de l'extrême-droite américaine, dont le crypto-racisme est bel et bien conscient. Le modèle de spirale dynamique en huit étapes de Wilber, son darwinisme spirituel, sa vision grotesque de l'univers magique et symbolique propre au monde indigène, font que sa pensée ne passe pas du tout chez les intellectuels andins. Mais Wilber sait-il seulement qu'existent des “intellectuels indigènes”, peu fascinés, voire même franchement hostiles à l'extravagante construction de sa philosophie intégrale ? Ainsi, pour Wilber, le niveau pourpre, magico-animiste, présent dans les tribus éthniques, ne serait pas loin de constituer un niveau zéro de l'évolution spirituelle : “Pour Wilber les états de conscience des chamans (et en général les états de conscience des individus membres de tribus indigènes) ne sont que des états de conscience primitifs et inférieurs, préformels et pré-conventionnels”. Notre chroniqueur indigène caricature sans doute la position de Wilber, mais il est clair que la distinction pré-trans, pourtant si utile par les temps qui courent, en vient à sombrer parfois dans l'arrogance colonialiste et paternaliste, s'imaginant universelle et holistique.
Expédions tout d'abord les post-modernes. Selon Wilber, “vus à l'aune d'une conscience mondialocentrique et transpersonnelle, nous pouvons considérer les nazis et le Ku Klux Klan comme inférieurs”. C'est au moins une chose que ne peuvent pas soutenir les positions multiculturalistes post-modernes sans avoir à se contredire. Car dans la dogmatique post-moderne, toutes les cultures, y compris le nazisme, sont logiquement incommensurables. Souvenons-nous des thèses défendues par Lyotard dans Le différand où le post-modernisme, si intéressant quant à sa critique du rationalisme et du modernisme, finit par montrer de béantes limites. Lyotard y écrit que la confrontation entre un membre de la Gestapo et sa victime juive reste sans solution valorative, car il s'agit de deux discours distincts et incommensurables. Etant post-modernes, remarque-t-il, nous ne saurions légitimement recourir à l'autorité éthique d'aucun méta-récit pour émettre un jugement, de sorte qu'il n'est plus possible d'en appeler aux droits de l'homme ou aux droits des peuples pour dénoncer des atrocités telles qu'un génocide. Tout ce qui reste finalement au post-modernisme, c'est une contemplation de la réalité au moyen de paramètres esthético-consuméristes tels que le beau et le laid, l'agréable et le désagréable, le spectaculaire et le sans intérêt. On peut certes continuer à parler de “différences” culturelles, socio-économiques, religieuses, mais il n'y a soudain plus moyen de valoriser ces “différences” en termes de marginalisation, d'exploitation, d'oppression ou d'injustice, puisque dans le post-modernisme n'existe plus de méta-récits permettant ces étalonnages. Il y a des vérités plurielles, relatives, diluées ; et les valeurs éthiques se transforment en valeurs purement esthétiques et indifférentistes, comme on le voit partout de nos jours. Anything goes...
Wilber voit bien cette limite du post-modernisme et considère que son système de philosophie intégrale lui est supérieur, tant par sa cohérence que par son éthique. Mais ce qu'il ne remarque pas, c'est le racisme implicite à ses classements et l'insulte que cela représente pour les intéressés. Visiblement, les indigènes sont à ses yeux de simples abstractions et objets de pensée, des enfants qui ne sont que la res cogitata du Premier Monde dont la rationalité wilbertienne est issue. Certes, d'un point de vue mondiocentrique, les nazis et le K.K.K. qui incarnent des points de vue éthnocentriques, peuvent être considérés comme inférieurs. Mais les nazis et le K.K.K. ont en dessous d'eux des niveaux sur lesquels ils peuvent affirmer leur supériorité spirituelle et que Wilber qualifie de niveaux egocentriques. “Et qui sont, pour Wilber, les égocentriques ? Ce sont les peuples indigènes”. Nazis et KKK. font partie du niveau 4, niveau du mème bleu. Ce niveau est supérieur à celui où Wilber situe les indigènes, le niveau 2 ou mème pourpre. Voilà entérinée la supériorité évolutive des bourreaux sur les victimes. On croit rêver, tout comme il faut se pincer très fort lorsque Wilber et Beck affirment que le mème vert (niveau 6) du moi sensible, écologiste, égalitariste et anti-hiérarchique n'est exclusivement présent que dans la culture occidentale actuelle. Toute valorisation du monde indigène dans ce sens ne serait d'ailleurs pour Wilber que du pur romantisme.
Je ne saurais trop commenter ici ces classements rigides. Il me semble plus productif de souligner une fois de plus l'attitude de l'indigène qui, plein d'une santé qui nous fait défaut tant nous contemplons notre nombril intellectuel et technologique, est capable de remarquer très vite cet universalisme biaisé, en dénonçant les prétentions hégémoniques d'un point de vue strictement localisé. C'est un peu comme si nos penseurs occidentaux universalistes retombaient sans cesse dans la même erreur, à l'origine du grand nivèlement mondial. On convertit la particularité d'une philosophie (relativement à son contexte) en universalité et en supra-culturalité, chaque fois que cette philosophie est philosophie de l'universel. L'expression idéologique maximale de cette category mistake (Ryle) se retrouve dans l'équation hégélienne : ”la philosophie de l'absolu est la philosophie absolue”. En politique, le même phénomène s'exprime dans la dogmatique maçonnico-universaliste de l'Illustration. Pour les oreilles indigènes, qui n'ont pas de leçons d'humanisme ou de spiritualité à recevoir d'un grand frère, cette dogmatique bien intentionnée prend de suite un fort accent d'occidento-centrisme et de néo-colonialisme. Il est clair que la philosophie de Wilber n'échappe pas à ce défaut constitutif. Elle n'est ni intégrale ni mondiocentrée, mais seulement occidento-centrée dans tous les classements qu'elle propose. Cela, notre indigène - altérité radicale de notre occidentalité – était mieux placé pour le remarquer que n'importe quel non-dualiste ou universaliste fasciné par Wilber. Sans le regard interculturel de l'altérité, n'étant pas nous-mêmes indigènes, nous ne verrions rien de ces graves incohérences et continuerions sans doute de croire que nos idées intégrales sont universelles et belles, porteuses de lendemains qui chantent. Mais peut-il naître une universalité supra-culturelle véritable sans interculturalité ?
En amont de tout discours à la mode sur l'universalisme, le mono ou le multi-culturalisme, on pourrait donc recommander aux politiques aussi bien qu'aux spirituels de s'intéresser de plus près aux philosophies de l'interculturalité, plutôt que d'accuser par exemple de conservatisme toute critique des Lumières émanant de l'hémisphère sud. C'est nous qui sommes en retard sur ce que cette altérité nous propose et c'est bien normal, puisqu'il ne sort plus rien de neuf du vieux monde, darwiniste, conservateur et hautain dans son ensemble lorsqu'il s'agit d'apprécier l'évolution de l'autre à la lumière de son universalité.
“ La philosophie de l'interculturalité critique toute prétention absolutiste et universaliste de la philosophie occidentale comme un cas typique d'idéologisation : une conception déterminée du monde, surgie dans une culture particulière, est conçue et définie comme la conception universellement valable et véritable. Le but super et supra-culturel de la philosophie occidentale dans la théorie, se convertit en impérialisme et hégémonie économique et politique dans la pratique. Dans la modernité, cela donne l'équation que le processus de développement et de progrès coïncide avec le processus d'occidentalisation (J. Estermann, Filosofía andina, sabiduría indígena para un mundo nuevo, ISEAT, 2007, p.37).
On voit bien que Wilber est imprégné de ce défaut de fabrication, qui s’interprète comme universel mais confond supra-culturalité et super-culturalité. Le génie de Wilber ne peut en tous cas pas comprendre la lumière indigène. Il l'estime inférieure à celle des nazis et la mesure à partir d'un point de vue non pas universel, mais occidento-centré. C'est la raison pour laquelle l'auteur de l'article que je commente et complète classe la “philosophie intégrale” de Wilber dans le mème bleu, en compagnie des nazis, plutôt que dans le mème turquoise de la vision holistique. On retrouve ici la façon dont l'occident se voit, et celle dont il est vu dans de très nombreuses régions de l'hémisphère sud. “Le rationalisme de Wilber, le rôle excessivement prépondérant qu'il accorde à la raison comme base de l'éthique, de la spiritualité et de tous les aspects du développement humain, le conduisent à devenir énormément raciste”, conclut le chroniqueur de cet article enflammé et intuitif, qui nous ramène à la raison de la raison.
2 commentaires:
Quid de l'intérêt de parler de ce mec ??
Aucun, il est le prétexte pour parler d'autre chose, si tu as remarqué.
Enregistrer un commentaire