Je me souviens d'une rencontre avec un aventurier de l'esprit. Nous parlions depuis une heure du tout en tout. Tout est un, tout communique avec tout. L'atmosphère était pleine d'enthousiasme, l'état de conscience était à la fusion. Après un moment de silence, cette syntonie fit qu'à quatre reprises, nous nous mîmes en même temps à prononcer les même phrases, à propos de choses ordinaires. Faire un café, récupérer une veste dans la voiture... Aucune association d'idées ou de situations n'aurait pu indiquer de quoi nous allions parler. La première fois, c'est une coïncidence à peine remarquée. La deuxième fois, on s'étonne et l'on rit. La troisième fois... mais peut-on invoquer indéfiniment le mythe du hasard si cher aux religions de la raison ? La quatrième fois, nous ne pouvions que reconnaître qu'il s'agissait du souffle d'effectivité du tout en tout. D'autant que ce genre de chose se produit souvent dans la vie des magiciens. Ce fonctionnement télépathique m'a fait rire. Mais soudain, j'ai vu une énorme terreur dans les yeux de mon compagnon, alors que nous terminions la quatrième phrase. Oui. Il avait pressenti la possibilité de vraiment sauter dans l'Inconnu en perdant le repère de moi et le tout, moi et le rien, moi et l'autre. Au bord du précipice, il allait passer de la simple inspiration à la vision qui ne reste pas prisonnière des yeux. Il allait VOIR et non plus CONCEVOIR. Il était si proche de se rendre compte que l'esprit n'est pas seulement dans le corps, mais que le corps est dans l'esprit. Il a cependant reculé, terrorisé.
En parler est une chose, le ressentir est mieux, mais le vivre ? On oublie trop souvent le caractère effrayant du sacré. Et parce que le garçon dont je parle avait une approche exclusivement basée sur le merveilleux, il n'a pas pu faire face à la crainte. Le sacré est comme la vie, angoissante et sublime. Ressentir le Souffle du Dragon sans crainte et dans l'émerveillement... bon début. Cela peut même suffire. On entend de loin le battement des ailes du Dragon, on en ressent les frémissements mais on ne le voit pas. Chevaucher le Dragon est toute autre chose. Plus loin dans le voyage, nous nous rendons compte du caractère terrible du sacré. Le Tout lui-même pourrait aussi bien ne pas exister. Et nous nous retrouverions sans doute suspendu au-dessus du vide... Nous ? Aurions-nous seulement ce repère de nous-même ? Car qui donc pourrait chevaucher Rien si ce n'est Personne ?
Extrait du chapitre IV (Magie Ordinaire) de L'Art Obscur par Jean-Luc Colnot © copyright Éditions de L'Oeil du Sphinx, 2000.
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