Mesas noteñas
Le mot mesa en espagnol signifie "table", mais il rappelle aussi la "messe" ou misa. Dans le chamanisme andin, nous pouvons distinguer deux familles de mesas :
1/ La mesa-autel, pratiquée dans la partie nord des Andes et plus particulièrement au Pérou. Dans la région nord péruvienne des huaringas, cette mesa est surtout connue pour être la forme rituelle qui accompagne le plus souvent la prise de la boisson sacrée des quatre vents (wachuma). Il s'agit d'un breuvage extrait du cactus San Pedro, la fabuleuse plante maîtresse qui pousse dans les Andes. Mais loin du battage commercial dont les rites huaringas font actuellement l'objet et qui cause, par ailleurs, une perte d'âme dans de nombreuses traditions péruviennes, il existe en Bolivie, au Nord de l'Argentine, dans le sud de l'Equateur et au Chili, d'autres variantes rituelles traditionnelles relatives au San Pedro. A l'abri de l'avidité du tourisme ésotérique et de son marketing agressif, ces variantes, plus discrètes, restent peu accessibles. Jusqu'à présent, pour ne parler que de mon cher Kollasuyu (1), même si l'on trouve facilement l'Ayahuasca et le San Pedro dans toutes les boutiques du marché des sorcières de la rue Linares à La Paz, il est toujours très difficile de rencontrer les hommes de connaissance qui en maîtrisent l'usage, surtout si l'on est étranger. Pourtant, ces hommes existent bel et bien. Mais les chamans d'ici n'ont pas succombé au chant des sirènes de la valeur dollar et ont parfaitement su, avec beaucoup de virulence parfois, se protéger des tentations dans lesquelles sont tombées certaines traditions péruviennes. La Mesa Norteña du Pérou, "table du Nord", comme on l'appelle, est donc la plus connue des traditions rituelles relatives au San Pedro. Elle est aussi la plus sujette aux exploitations commerciales, et probablement pas, pour cette même raison, la plus efficace, tant elle est devenue un produit courant de consommation touristique, directement accessible à partir des agences de voyage locales ou étrangères. Toujours est-il que la mesa y est conçue comme un instrument de pouvoir ou un autel concentrant les forces invoquées. Flanquée d'épées et autres armes, elle constitue un outil de combat contre les démons et autres génies, sources de maladies. Dans la région des huaringas, où se trouvent les 14 grands lacs sacrés, dont chacun a des propriétés curatives particulières, la mesa norteña est systématiquement associée au bain rituel et purificateur dans les eaux froides du lac. Mais outre ses vertus curatives, le San Pedro est également une plante maîtresse capable de communiquer de puissants enseignements. Son nom christianisé indique que, comme Saint Pierre, la wachuma, ou agua kolla, a la capacité d'ouvrir les portes du paradis. Cette plante détient donc les clefs d'accès aux mondes spirituels. Provenant d'un site allemand, le schéma reproduit en tête de cet article est une représentation typique de la mesa norteña, exemple le plus connu des mesas de la première famille, c'est-à-dire, des mesas assimilées à une forme d'autel. La photo, quant à elle, en montre une disposition sensiblement différente. La mesa norteña repose sur des symboles syncrétiques et des forces essentiellement masculines, à l'image du cactus hallucinogène San Pedro, dont les puissances sont masculines. Belliqueuse et représentative de tout un arsenal guerrier, cette mesa est toute de verticalité et d'élan vers le ciel. En comparaison, l'autre plante maîtresse qu'est l'Ayahuasca, en provenance d'Amazonie, est de nature féminine, raison pour laquelle on parle souvent de la déesse Ayahuasca.
2/ La mesa-banquet est le second type de "table" que l'on rencontre dans le chamanisme andin. Elle est plutôt pratiquée au Sud des Andes, par les aymaras, les quéchuas, les chamans de la région de Cuzco ou les Kallawaya, qui en connaissent au moins trois usages : la mesa blanche, la mesa grise et la mesa noire, cette dernière étant le plus souvent gardée secrète, au point que l'on en nie l'usage, parfois négatif et appliqué aux rituels de mort. Il est cependant nécessaire de se rappeler que même la mesa noire ou mesa negra, obéit à un souci de guérison. Dans cette conception quasi culinaire de la mesa, qui est en fait la plus répandue dans les Andes, on ne perçoit pas du tout le dispositif rituel et l'agencement d'objets devant le chaman comme étant un autel ou un réceptacle de forces cosmiques. Au contraire, la mesa n'y est ni plus ni moins qu'un banquet divin offert à la déesse, aux dieux, aux ancêtres ou aux génies. Le rituel est alors une sorte de cuisine divine et la mesa est d'ailleurs servie avec calme et peu d'empressement, ceci afin que les augustes invités aient le temps de bien goûter et apprécier tous les mets préparés. Dans un ouvrage intitulé Testimonio Kallawaya qui est en ligne sur google, Don Severino, l'un de mes amis de la rue Sagarnaga à La Paz, parmi les kallawaya les plus connus et respectés, donne plusieurs exemples détaillés de cette mesa-banquet. Tout comme la mesa norteña, cette pratique est marquée par le syncrétisme entre la religion catholique et la religion indigène. On y invoque les dieux et les déesses de notre panthéon sacré, ainsi que les saintes et les saints catholiques. On agit au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Nous ne voyons aucune gène dans le fait de prier Dieu et la Pacha Mama et souvent, nos amulettes sont bénies à la fois par le curé et par le chaman. La mesa, ou misa, dans sa seconde acception, est donc l'offrande que le chaman fait à ses divinités. C'est un banquet symbolique qui, en miniature, contient tout ce que l'individu servirait en grand, s'il n'était pas limité par les moyens économiques. On y trouve des petites figurines de pierres qui sont autant d'amulettes (Illas), tout comme des miniatures de métal appelées chiuchi. Des symboles ésotériques confectionnés en sucre sont également agencés dans un ordre bien précis. On les appelle misterios ou "mystères". Entrent également dans la composition de la mesa diverses sortes de semences, des cotons colorés, des herbes aromatiques, des terres curatives, des encens, et pour repousser les sorts et autres malédictions, des produits des récoltes, des bouts d'étoiles de mer et des coquillages, des morceaux de tissu, le cuir et la graisse de certains animaux et plus particulièrement de lama, des feuilles d'or et d'argent, des pétales de fleurs, sans oublier l'alcool consécratoire, le vin rouge, le vin blanc et les feuilles sacrées de coca cerclant l'offrande, autant d'éléments par lesquels on varie le banquet divin en fonction des intentions de celui qui l'offre. C'est ainsi que varie, par exemple, la couleur du coton et des laines : Laine blanche pour la Pacha Mama, son époux Tata Mallku et pour Kunu. Laine noire pour les sortillèges et les déités malignes, laine rouge pour les Taikas et la Pacha Mama. Laine jaune pour les Mallkus et les Achachilas. Laine orange pour les Achachilas, les Awichas et pour Illapa. Laine verte pour la Pacha Mama, les Mamas et les Taikas. Couleur de plomb pour les sorts nuisant á la santé. Couleur café pour les déités courroucées et le mauvais œil. Couleur bleue pour la Mama Qota du lac Titicaca et pour les âmes, etc. La mesa-banquet est le type de mesa que les Kallawaya et les Yatiris emploient le plus dans l'exercice de leur profession de médecins des âmes et des corps.
NOTE :
(1) Kollasuyu : De l'aymara Kolla : guérisseur, médecin, chaman, et Suyu : Terre. Le mot signifie donc Terre des Chamans et il s'agit de l'ancien nom indigène de la Bolivie.
Mesa blanca
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